Fin mars, seule au chalet familial, j’écris jusqu’aux petites heures devant le foyer qui crépite. Ça fait deux jours déjà que je suis là, à composer pour la première fois depuis longtemps. À composer pour moi, on s’entend. Je ne me souviens pas quelle chanson j’écris, ou quelle idée j’enregistre; j’ai le lac caché derrière la nuit, en bas du balcon, et les lumières de Saint-Sauveur qui éclairent par en dessous les nuages de neige, à l’ouest. Je suis dans un état de grâce. Mes idées se concrétisent, le temps est fertile et doux.
Jusqu’à ce que je décide d’aller me coucher…
L’enveloppe mystérieuse et inspirante qui m’égayait il y a quelques minutes se tord maintenant en une noirceur imposante. Je suis seule, au milieu de nulle part, et les lointains voisins sont endormis, sinon absents.
Pas grave, que je me dis. Je suis une fille des bois, et je connais celui-là par cœur. Mais voilà que je m’apprête à me passer la soie dentaire dans la salle de bain, dont la fenêtre donne sur la forêt, tout près. Je ne trouve pas la précieuse petite boîte de plastique que j’avais pourtant utilisée la veille, j’en suis certaine.
Je la cherche. Je ne la trouve pas.
Voyons, que je me dis. C’est impossible, je l’ai utilisée hier, j’en suis presque certaine.
Dans cette recherche commence à naître une terreur ridicule : on m’a dérobé la soie dentaire pour me faire paniquer, on m’observe perdre lentement mes repères, on attend ma folie pour me surprendre et me démembrer. (Je sais que je ne suis pas la seule à vivre de tels moments, probablement inspirés par ces films qui ont gâché à jamais tout sentiment de sécurité possible dans un tel havre de paix; par exemple, dans cette même maison, une de mes amies avait choisi un jour de rentrer les haches de la shed à bois pour éviter qu’un potentiel méchant — dans ce cas-ci Luka Rocco Magnotta, alors en cavale en Allemagne — les utilise contre elle.)
Afin tout de même de conserver une certaine fierté, je m’oblige à ouvrir toutes les garde-robes de la maison, à regarder furtivement sous tous les lits, à vérifier que les portes sont bien barrées, à me tenir loin de ces fenêtres qui, soudainement, me semblent tellement nombreuses, ces fenêtres qui m’offrent à contre-jour à la forêt tout entière… Puis j’écris à mes parents, avec innocence : « Êtes-vous partis avec la soie dentaire? », comme un dernier rempart à ma santé mentale. Et je me couche, loin d’être rassurée.
Au matin, après une nuit très courte et parsemée de tous ces bruits qui font de nos maisons de véritables personnages, j’apprends que non, mes parents ne sont pas partis avec la soie dentaire et que tiens, elle se trouve plutôt dans les poubelles de la salle de bain, là où je l’avais probablement lancée dans un égarement quelconque de fin de soirée.
En moi, la nuit est bien sûr directement inspirée de cette anecdote. La musique a été complétée par mon complice David Bujold, et nous avons enregistré le tout simultanément, ensemble, au studio Madame Wood, studio dont les planchers craquants trouvent écho tout au long de l’album.
EN MOI, LA NUIT
(musique de Flavie Léger-Roy et David Bujold)
Le plancher craque dans les derniers rayons, les oiseaux du balcon sont couchés
Le printemps qui goutte à la fenêtre goutte encore plus fort et je sens naître en moi
La nuit
Une souris gratte dans la cuisine, est-ce que j’ai bien verrouillé la porte?
Qu’est-ce qui se bat dans ma poitrine? Dois-je ouvrir en trombe les garde-robes?
Toutes les horreurs s’en viennent, me mènent en bateau
Je voudrais t’avoir au bout du fil, ferme mes yeux
Les monstres s’en moquent et font la file au bout du lit
On se cache, on veut ma peau, mais qu’est-ce qui se promène en haut?
Ce qui frappe à la fenêtre? On attend que je sois de dos?
Est-ce que j’ai mangé trop? C’est ma tête qui perd des plumes?
C’est ce film que je n’ai pas vu? On m’épie à la fenêtre, nue !
Je voudrais t’avoir au bout du fil, ferme mes yeux
Les monstres s’en moquent et font la file au bout du lit