Dans la petite chapelle du centre funéraire Côte-des-Neiges, j’écoute la trompette enfiler les longues notes de la Sonnerie aux morts, cet ultime hommage entendu mille fois qui, ce jour-là, résonne pour mon grand-père, celui qui nous appelait « ses cocos ». La mélodie s’étire et me surprend, je refoule mes larmes, mais je refoule aussi mon rire; tout près du trompettiste, un soldat peine à soutenir son immense coiffe, un lourd chapeau en poil d’ours qui cache la moitié de son visage crispé.

Les quelques soldats qui se tiennent dans la chapelle avec leurs armes et leurs uniformes me dérangent et m’émeuvent. Sans le connaître, ils reconnaissent le héros qu’était mon grand-père, et moi, je ne vois que l’absurdité de la guerre à laquelle il s’est livré… Je ne connais rien de la guerre. Je ne la reconnais pas.

* * *

John H. Roy était jeune capitaine lorsqu’il a débarqué sur la plage ensanglantée de Dieppe. Les corps de la première vague jonchaient les galets, et le sang se répandait dans l’eau mitraillée. La première chose qu’il vit — et qui fut probablement la dernière que de nombreux soldats virent ce jour-là — fut la falaise, d’où une pluie de balles perlait sans relâche sur la plage désolée. Dès cet instant, il n’eut qu’une idée en tête : atteindre la falaise et sauver son escadron. Il indiqua à ses hommes un bourrelet de terre formé par l’éclatement d’un obus, il fallait s’y rendre pour élaborer la suite des choses. Le sifflement des balles et les cris, la course impossible sur les roches mouillées de sang et d’eau salée; ils s’y rendirent sans perdre une âme.

Calé contre les galets, mon grand-père a observé le sens du vent, lancé des grenades fumigènes, puis ordonné à ses soldats de courir en zigzag dans la fumée jusqu’au mur de la mort, où ils allaient attendre la fin du carnage. Attendre d’être faits prisonniers de leur premier combat, après des mois d’entraînement en Angleterre, après avoir espéré enfin connaître l’action. De malheureux pions sur l’échiquier dévasté de la Deuxième Guerre mondiale…

En prison, quand il n’était pas à creuser des tunnels ou à croupir au trou pour avoir couvert l’évasion d’un comparse, mon grand-père troquait des cigarettes contre des cours de langue; il a appris le russe, l’italien, l’espagnol, l’allemand. Il restait à l’affût, se promettait des festins, se promettait l’avenir, un avenir qui, j’en suis persuadée, fut plus faste et lumineux que tout ce à quoi il aspirait dans ce château humide où il était enfermé.

* * *

Toute sa vie, il ne put dormir qu’auprès du bourdonnement rassurant de la radio allumée, un rappel de l’heure, de l’année, de la ville où il était pour que ses rêves ne le rattrapent pas au réveil. Après tous les coups qu’il a encaissés, il s’est finalement éteint à 93 ans, en 2011, laissant derrière lui plus d’amour que de pots cassés, le souvenir d’un homme généreux, parfois maladroit, presque toujours affublé des pantalons les plus loufoques qui soient.

 

LE VÉTÉRAN

Tape-moi donc sur la tête à coup de foudre à coup de poing, je suis en vie
Brasse brasse ma carcasse, cogne cogne sur mon casque, mon abri

Tape-moi donc sur la tête à coup de taule à coup de guerre, je reste en vie
Rappelle-moi ce décor où les galets sont sous les corps, toutes mes nuits

Ma coquille se referme tout doucement sur mes peurs, sur mes peurs
Et plus jamais elle ne s’ouvre, tu es bien content, alors
Je ne suis pas mort, pas encore

Tape-moi donc sur la tête, un coup de masse dans ses reins, est-elle en vie ?
Casse casse mon amour, et reprends-la dans ta cour; je lui survis

Ma coquille se referme tout doucement sur mon cœur, sur mon cœur
Et plus jamais elle ne s’ouvre, tu es bien content alors
Je ne suis pas mort, pas encore

Ce soir j’entends par la fenêtre les feux qui sautent dans le ciel
Ils éclairent ma chambre verte et les bombes dans ma tête…

Tape-moi donc sur la tête, un petit coup, pour les adieux, j’attends, la nuit
Je laisse couler les jours et bientôt viendra mon tour
Salut, la vie…

Ma coquille se referme tout doucement sur mes heures, sur mes heures
Et plus jamais elle ne s’ouvre, tu es bien content, alors
Je ne suis pas mort, pas encore